Il commence à se faire tard et cela se voit sur les yeux du jeune homme qui commencent à se creuser. Ou plutôt qui le sont déjà depuis un long moment. Combien de temps ? Il ne le sais guère : une semaine, un mois, un an, ou peut-être plus. Peu importe d'ailleurs puisque ces valises, ces deux bagages pleines à craquer qu'il porte sous l'oeil comme il porterait un terrible fardeau sur ses épaules, il ne les voit plus : elles font partie de lui, de son visage, de sa physionomie. D'ailleurs il ne pourrait les voir que s'il se regardait dans un miroir, ce qu'il ne fait plus depuis bien longtemps. Il les fuit tout comme il se fuit lui même, il leur échappe et pour se faire il est même prêt à ne plus se raser.

Sa barbe est un peu moins âgée que ses cernes par obligations sociales. "Obligations sociales", tiens parlons-en ! Il les hait plus que tout au monde ces obligations sociales ! Misanthrope avec ça ! Les autres ne valent pas mieux que lui : ceux qui le regardent de haut, ceux qui le regardent avec pitié et ceux qui ne le regardent pas, tous sont à loger à la même enseigne. Il en vient à ne plus rien attendre d'autrui, ceux là même qui ne peuvent comprendre par là où il est passé. Il n'est ni ordinaire ni exceptionnel, ni savant ni ignorant, ni bon ni mauvais, il n'est que lui, et ce, d'ailleurs, malgré lui.

De vivre il n'a pas choisi, d'être ici non plus. Ici, ce sont ces quatre murs, ce papier peint jauni par les années qui défilent, ce plafond noirci par l'humidité d'un toit croulant et cette fenêtre en bois à la peinture écaillée qui laisse entrevoir le jour et passer le vent froid d'automne. Ici c'est également cette table faite d'un bois foncé dont il ne saurait donner le nom, mais aussi cette chaise usée, râpée et qui a du faire fasse à tant de kilos qui se sont assis sur elle avec toujours autant de dédain. Ici c'est aussi ce paysage qu'il observe à travers la fenêtre et qui est éclairé par les quelques lampadaires qui se trouvent non loin de là.

Ce paysage est fait d'énormes chênes qui chaque année, se couvrent d'une myriade de glands et qui abritent régulièrement de la pluie des enfants venus se construire une cabane au sein de leurs branches. C'est sans compter ce gazon d'un vert intense, ces fleurs au nom imprononçables mais aux couleurs si prononcées et ce soleil qui vient révéler la beauté de cet endroit dès qu'il en a la possibilité, dès que les nuages daignent cesser leur ballet pour lui laisser une petite place dans l'immense ciel qui recouvre nos têtes chevelues. Ici c'est CE paysage. A moins que ce paysage n'en soit un autre, à moins que ce paysage ne soit ailleurs, que celui qui se reflète dans ses yeux ne soit pas réellement celui qui se trouve devant lui.

En fin de compte, ce qui importe réellement c'est que ce paysage se reflète sur sa rétine et s'imprime dans son esprit. Chaque fois qu'il fermera les yeux, ce sera pour visualiser ce paysage et chaque fois qu'il les rouvrira, il s'y trouvera comme transporté. Transporté dans un monde qui est le même que celui d'avant, exactement identique à cela près que les nuances, les couleurs, les tons et les contrastes seront plus agréables à l'oeil. Quoi qu'il en soit, peu importe qu'il soit lui, peu importe que les autres soient ce qu'ils sont, peu importe que le monde soit ce qu'il est, le principal est d'avoir cette lueur qui nous fait voir les mêmes choses tout autrement. Cette lueur s'appelle l'espoir.

Le jeune homme pense qu'après tout, il va peut-être se raser demain matin.